LE CERVEAU EN VEILLE
- Alain SUPPINI
- il y a 13 minutes
- 6 min de lecture
Des réseaux sociaux à l’IA, un glissement silencieux.
Nos cerveaux ne se sont pas endormis d’un coup. Ils se sont habitués, peu à peu, à déléguer leur attention, puis leur pensée. Des réseaux sociaux à l’IA, ce glissement silencieux pourrait bien redéfinir ce que signifie “penser” dans le monde à venir.

Avant l’IA, il y avait déjà l’écran
Bien avant que les algorithmes conversationnels ne s’invitent dans nos vies, une autre révolution avait déjà remodelé notre rapport au monde : celle des écrans. Téléphones, tablettes, ordinateurs, télévisions connectées… ils ont peu à peu colonisé chaque espace disponible — le salon, les transports, la salle de classe, le lit, parfois même la salle de bain.
Au départ, tout cela semblait anodin : un outil de communication, une distraction bienvenue, une extension pratique de notre quotidien. Mais en quelques années, cette présence s’est transformée en occupation permanente de notre attention. Les notifications ont remplacé le silence. Le temps de cerveau disponible s’est fragmenté en micro-moments de défilement, de clics, de réactions rapides.
Les plateformes sociales ont perfectionné l’art de retenir les esprits par la stimulation constante. Elles ont transformé l’ennui en anomalie, la concentration en rareté et la patience en luxe. L’idée de s’asseoir, de lire un texte long ou de réfléchir sans interruption est devenue presque archaïque. Le cerveau s’est adapté : moins d’effort, plus de gratifications immédiates.
Ce terrain, déjà profondément fragilisé, a préparé celui de l’IA. L’intelligence artificielle ne surgit pas dans un désert : elle arrive dans une société où notre attention est déjà épuisée, nos capacités de concentration émoussées et notre rapport au savoir filtré par des flux automatisés. Elle ne fait donc pas table rase, elle s’appuie sur les ruines pour construire un empire encore plus silencieux et efficace.
L’IA n’est pas un miracle, c’est un amplificateur
L’IA fascine parce qu’elle donne l’impression d’être une rupture. Pourtant, elle agit beaucoup plus comme un amplificateur que comme une révolution radicale. Elle ne crée pas de nouvelles dynamiques cognitives : elle les accélère. Ce qui était une dépendance douce devient une externalisation systématique de la pensée.
Nous avons appris à nous reposer sur des moteurs de recherche pour trouver des réponses, puis sur des fils d’actualité pour recevoir des opinions préfabriquées. Désormais, l’IA propose de penser directement à notre place et elle le fait avec un ton poli, une fluidité déconcertante et une efficacité difficile à concurrencer.
Demander un résumé au lieu de lire. Laisser une IA rédiger une lettre, un argumentaire ou une dissertation. Se fier à ses analyses sans se confronter à la complexité. C’est séduisant parce que c’est rapide. C’est dangereux parce que cela court-circuite l’effort intellectuel qui forme la colonne vertébrale de la pensée critique.
Cette technologie est comme une loupe braquée sur nos habitudes mentales : elle les grossit, les accélère et les verrouille. Là où les écrans capturaient notre attention, l’IA capture désormais notre réflexion. Si nous ne faisons rien, le passage de “je regarde” à “je délègue” se fera sans bruit, comme une marée montante.
L’érosion lente du goût de penser
La pensée n’est pas un acte purement mécanique. Elle est faite de lenteur, de silences, de tâtonnements. C’est dans les moments d’incertitude, de réflexion solitaire ou de confrontation au doute que notre intelligence se développe vraiment. Or, dans une époque où chaque question peut recevoir une réponse immédiate, la lenteur devient un effort perçu comme inutile.
Lorsqu’une machine donne une réponse claire, structurée et polie, il est tentant de ne plus passer par la phase inconfortable de la recherche personnelle. Pourquoi lire un essai entier quand un chatbot peut m’en livrer l’essentiel en une minute ? Pourquoi réfléchir à une idée quand une IA peut me proposer dix formulations mieux tournées que les miennes ?
Mais ce que nous perdons alors, ce n’est pas seulement de la connaissance, c’est le désir même de penser. Ce plaisir fragile qui naît de la construction patiente d’une idée. Cette fierté tranquille de comprendre par soi-même. Cette lumière intérieure qui s’allume quand on tire une conclusion après avoir traversé la brume.
Quand cette étincelle s’éteint, elle ne laisse pas un vide spectaculaire. Elle laisse un calme anesthésié, une forme de passivité douce. Et le danger, c’est qu’on s’y habitue. Petit à petit, une société entière peut se contenter de recevoir des réponses au lieu de poser des questions. C’est l’érosion lente, et donc plus dangereuse, de l’intelligence collective.
La tentation de la servitude cognitive
La plupart des grandes révolutions technologiques n’ont pas supprimé nos libertés par la force : elles les ont troquées contre du confort. Et ce confort est une arme redoutable, car il ne fait pas peur. Il rassure.
Pourquoi se fatiguer à apprendre une langue si une IA peut traduire instantanément ? Pourquoi prendre le temps de lire, comparer, débattre, si une IA me donne déjà “la bonne réponse” ? Pourquoi me heurter à la complexité du réel quand une interface me le simplifie gentiment ? Ce sont des micro-choix quotidiens. Individuellement anodins, collectivement destructeurs.
Nous glissons alors vers une servitude cognitive volontaire. Nous cessons d’être les sujets actifs de la pensée pour devenir les usagers passifs d’une machine qui pense pour nous. Le plus inquiétant, c’est que cette servitude ne se ressent pas comme une perte, mais comme une amélioration. Elle s’installe doucement, sans résistance apparente, comme un coussin trop confortable pour qu’on se relève.
Et pendant que nous nous laissons aller à cette facilité, notre autonomie s’effrite, millimètre après millimètre. La liberté intellectuelle ne disparaît pas dans un grand fracas. Elle s’éteint comme une veilleuse.
Ce que nous avons laissé filer avec les réseaux sociaux
L’histoire récente nous donne déjà un avant-goût de ce qui peut arriver. Les réseaux sociaux n’ont pas détruit la pensée critique du jour au lendemain : ils l’ont fragmentée. Ils ont appris à nos cerveaux à penser vite, à réagir plutôt qu’à réfléchir, à vivre dans des bulles d’opinion confortables.
Nous avons perdu :
la capacité à soutenir une attention longue,
le goût des conversations nuancées,
l’habitude d’aller chercher l’information au-delà du premier écran.
Et nous avons gagné en échange une illusion d’ubiquité, une connexion permanente... mais aussi une fatigue cognitive profonde.
L’IA s’inscrit dans la continuité directe de cette transformation. Ce que les réseaux ont fait à notre attention, elle est en train de le faire à notre pensée. Non plus capter ce que nous regardons, mais capter la manière dont nous raisonnons. C’est une différence de degré, mais surtout une différence de nature.
L’IA comme levier... si on reprend le contrôle
Heureusement, l’histoire des technologies n’est pas qu’une suite de déclins. Chaque outil peut être une chaîne ou un tremplin. L’IA pourrait aussi être un formidable levier d’émancipation intellectuelle, si nous décidons de l’utiliser autrement.
Elle peut ouvrir des savoirs à des personnes qui en étaient exclues. Elle peut permettre à des esprits curieux de plonger plus profondément dans des domaines complexes. Elle peut servir de partenaire de réflexion plutôt que de substitut.
Mais cela suppose une volonté active de maîtrise. Cela suppose d’enseigner à interroger la machine, à douter de ses réponses, à la compléter, à la contredire. Cela suppose une éducation numérique qui ne se contente pas d’apprendre à cliquer, mais qui forme des esprits libres dans un monde algorithmique.
L’IA n’est pas condamnée à nous endormir. Elle peut aussi nous réveiller, à condition que nous refusions de lui remettre les clés de notre raison.
La bataille culturelle qui s’ouvre
Ce qui se joue aujourd’hui dépasse la technique. Ce n’est pas une course à l’innovation, c’est une bataille culturelle, celle qui décidera si nous restons des êtres pensants ou si nous devenons les simples consommateurs de l’intelligence des autres, qu’ils soient humains ou non.
Nous avons déjà vécu une abdication : celle de notre attention, happée par des flux sans fin. L’IA nous soumet à une deuxième tentation : celle de lui déléguer notre pensée.
Cette bataille ne se gagnera pas par des lois seules, ni par des discours politiques creux. Elle se gagnera par des pratiques quotidiennes : lire, réfléchir, questionner, douter, apprendre lentement. Elle se gagnera par une forme de résistance intime à la facilité.
Conclusion : L’effort est un acte de résistance
Il n’a jamais été aussi simple de déléguer notre intelligence. Et c’est précisément pour cette raison qu’il n’a jamais été aussi crucial de la cultiver activement. Penser, aujourd’hui, n’est plus seulement un acte personnel : c’est un acte de résistance.
L’IA n’est pas l’ennemie. Elle ne nous rendra ni stupides ni brillants par elle-même. Ce qui comptera, c’est la posture que nous adopterons face à elle. C’est notre capacité à dire non au confort absolu, à accepter la lenteur, le doute, l’effort, la complexité.
Si nous laissons la machine penser pour nous, ce n’est pas elle qui nous aura endormis. C’est nous qui aurons fermé les yeux.
Et l’avenir, dans ce cas, n’appartiendra plus aux esprits éveillés, mais aux systèmes qui auront appris à les endormir.
"La liberté, c’est la possibilité du doute" - Albert Camus
Alain SUPPINI






Commentaires