QUI EST VRAIMENT ELENA FERRANTE ?
- Alain SUPPINI
- 26 oct.
- 8 min de lecture
Le mystère littéraire qui résiste depuis 30 ans
Il existe des mystères littéraires qui exercent une fascination presque aussi grande que les romans eux-mêmes. Ils nourrissent les conversations, les enquêtes, les spéculations savantes et populaires, au point de devenir une légende à part entière. Depuis le début des années 1990, une voix singulière et puissante s’impose dans la littérature italienne, puis mondiale : celle d’Elena Ferrante. Mais derrière ce nom, nul visage, nul corps, nul parcours officiel. La personne qui écrit refuse obstinément de se montrer, comme si son œuvre devait vivre d’elle-même, séparée de toute incarnation.

La tétralogie L’Amie prodigieuse, publiée entre 2011 et 2014, a bouleversé la scène littéraire. Traduites en des dizaines de langues, ces œuvres se sont vendues à plusieurs millions d’exemplaires et ont inspiré une adaptation télévisée de grande ampleur, produite par la RAI et HBO, qui a attiré un public international considérable. Au-delà du succès populaire, les romans de Ferrante ont suscité une avalanche de débats universitaires, féministes et sociaux. Comment expliquer cette intensité narrative, cette justesse psychologique, sans jamais pouvoir la relier à une personne en chair et en os ?
Car c’est là le paradoxe : l’une des écrivaines les plus célèbres de notre époque demeure invisible. Ses lecteurs connaissent sa voix par les mots, mais jamais par une image, jamais par une apparition publique. Cette absence nourrit une curiosité insatiable : qui est Ferrante ? Une femme seule ? Un couple d’auteurs ? Une invention éditoriale ?
Depuis trente ans, critiques, journalistes et universitaires se lancent dans des hypothèses et des enquêtes. La plus solide mène à la traductrice italienne Anita Raja, parfois soupçonnée d’être épaulée — voire remplacée — par son mari, le romancier napolitain Domenico Starnone. Mais malgré les preuves accumulées, le secret, jalousement gardé, continue de résister. Et plus il résiste, plus il fascine.
1. Un anonymat revendiqué
Elena Ferrante n’est pas simplement une autrice anonyme par accident ou par timidité. Son effacement est une stratégie pensée, théorisée et assumée. Dans un recueil de lettres et d’essais publié en 2003, La frantumaglia, elle expose clairement sa conception : une fois le texte achevé, "l’auteur n’a plus rien à dire. Le livre doit se suffire à lui-même". Autrement dit, la littérature ne devrait pas être parasitée par la présence médiatique de celui ou celle qui la produit.
Dans cette logique, Ferrante refuse catégoriquement de participer aux salons littéraires, aux séances de dédicaces, aux photographies officielles. Les interviews qu’elle accepte se font uniquement par écrit, souvent par échanges de courriels, parfois par l’intermédiaire de son éditeur. Ce choix est radical, presque anachronique, dans une époque où l’écrivain est sommé de jouer son propre rôle : alimenter les réseaux sociaux, participer à des festivals, répondre aux journalistes, devenir une image autant qu’une plume.
Certains critiques voient dans cette disparition volontaire une cohérence profonde avec les thèmes centraux de son œuvre : la disparition, la fragmentation de l’identité, la voix féminine étouffée puis libérée. En se tenant hors champ, Ferrante place toute la lumière sur ses personnages, en particulier ses héroïnes Elena et Lila, qui deviennent les véritables corps vivants de son univers.
Mais ce refus nourrit en parallèle une curiosité presque insatiable. Plus Ferrante se cache, plus ses lecteurs, ses détracteurs, les journalistes, cherchent à la démasquer. Son absence agit comme un aimant paradoxal : un effacement qui attire, un vide qui crée du trop-plein d’hypothèses.
2. La piste Anita Raja
Parmi les multiples hypothèses, celle qui revient le plus souvent mène à Anita Raja. Née en 1953 à Naples, fille d’une survivante juive allemande de la Shoah et d’un magistrat napolitain, Raja porte déjà en elle une histoire marquée par la mémoire de la violence et par le métissage culturel. Très jeune, elle quitte Naples pour Rome, où elle construit une carrière de traductrice littéraire, spécialisée notamment dans l’œuvre de Christa Wolf, grande autrice allemande de l’ex-RDA.
Pourquoi Raja serait-elle Ferrante ? Plusieurs éléments alimentent les soupçons :
Naples : L’univers de L’Amie prodigieuse est profondément enraciné dans Naples, dans sa pauvreté des années 1950, dans son dialecte rugueux, dans ses codes sociaux parfois violents. Raja y est née, même si elle en est partie enfant. Ce lien d’origine n’est pas une preuve, mais il intrigue.
Rome : Comme Elena, la narratrice des romans, Raja s’installe à Rome, où elle construit une vie intellectuelle et professionnelle. Ce parallèle biographique renforce l’hypothèse.
Identité complexe : Fille d’une rescapée de la Shoah, Raja grandit avec une conscience aiguë de la fragilité humaine, de l’étrangeté en soi, de la fracture intime. Les romans de Ferrante explorent sans cesse ces thématiques : la transmission douloureuse, la violence familiale, la difficulté d’habiter pleinement son identité.
Position éditoriale : Raja travaille pour Edizioni E/O, la maison d’édition qui publie Ferrante. Elle connaît donc intimement son fonctionnement et son catalogue.
Ces coïncidences biographiques et professionnelles suffisent à éveiller la suspicion. Mais ce n’est qu’un point de départ : d’autres éléments plus tangibles vont bientôt alimenter le débat.
3. L’enquête financière : quand l’intimité devient preuve
En octobre 2016, un tournant survient. Le quotidien économique italien Il Sole 24 Ore publie une enquête du journaliste Claudio Gatti. Celui-ci ne se contente pas d’arguments littéraires ou stylistiques. Il choisit une méthode intrusive : examiner les revenus et le patrimoine d’Anita Raja et de son mari Domenico Starnone.
Ses découvertes semblent parlantes :
Les revenus de Raja, jusque-là modestes, connaissent une hausse spectaculaire à partir de 1992, année de la parution du premier roman signé Ferrante (L’Amour harcelant).
Le couple Raja–Starnone achète progressivement plusieurs biens immobiliers, en Italie et à l’étranger, à mesure que les ventes des romans de Ferrante explosent, notamment après le triomphe de L’Amie prodigieuse.
Pour Gatti, la conclusion est implacable : les finances trahissent l’identité. Derrière le pseudonyme se cache Raja, seule ou en tandem avec Starnone.
Mais la méthode fait scandale. Beaucoup dénoncent une violation flagrante de la vie privée, une réduction de la littérature à une enquête policière. L’éditeur de Ferrante, Edizioni E/O, accuse la presse de transformer une question esthétique en dossier judiciaire.
La polémique dépasse l’Italie. La romancière américaine Roxane Gay s’indigne sur Twitter d’une "intrusion violente et inutile". L’autrice britannique Zadie Smith souligne que "l’identité de Ferrante n’est pas notre droit, mais son choix". D’autres rappellent que la littérature a toujours connu des pseudonymes et des masques, et que ce n’est ni une tromperie ni une fraude.
L’affaire Gatti marque cependant un tournant. Pour beaucoup, elle a confirmé l’hypothèse Raja–Starnone. Pour d’autres, elle révèle surtout notre obsession contemporaine de "démasquer", même au prix d’un voyeurisme inacceptable.
4. Les analyses de style : quand la science s’en mêle
Au-delà de l’argent, d’autres chercheurs ont voulu mobiliser la science. La stylométrie, discipline qui compare statistiquement les textes, permet de repérer des constantes linguistiques invisibles à l’œil nu. Plusieurs équipes en Italie et ailleurs se sont lancées dans l’analyse.
Les résultats sont troublants :
Des études menées par l’Université de Padoue et celle de Rome montrent une forte proximité entre les romans de Ferrante et ceux de Domenico Starnone. La longueur moyenne des phrases, la récurrence de certains mots, les structures grammaticales présentent des similarités frappantes.
D’autres chercheurs ont noté que certains traits stylistiques renvoient aussi à la pratique traductrice d’Anita Raja : notamment la finesse psychologique, le soin accordé aux voix féminines, la fluidité dans la narration.
De là naît une hypothèse intermédiaire : Ferrante serait une écriture à quatre mains. Starnone apporterait la charpente stylistique, le rythme, la maîtrise de la langue italienne littéraire ; Raja insufflerait l’intimité, la sensibilité féminine, les thèmes liés à la mémoire et à la transmission.
La stylométrie, cependant, reste un outil probabiliste : elle établit des proximités, pas des certitudes. Et chaque étude alimente autant de débats qu’elle ne prétend en résoudre.
5. Les arguments contre
Si l’hypothèse Raja–Starnone séduit par sa cohérence, elle n’épuise pas le mystère. Plusieurs objections méritent d’être rappelées :
Coïncidences biographiques : Qu’une écrivaine napolitaine raconte Naples n’est pas surprenant. Des dizaines d’auteurs partagent cette expérience. De même, beaucoup de femmes italiennes de cette génération ont connu la pauvreté, l’exode vers Rome, le poids d’une éducation patriarcale.
Limites de la stylométrie : Deux écrivains issus du même milieu linguistique peuvent avoir des styles proches sans être la même personne. Les statistiques ne remplacent pas une preuve.
Sexisme latent : Certains critiques dénoncent l’obsession à chercher un homme derrière Ferrante. Comme si accepter qu’une femme ait écrit seule une œuvre aussi ambitieuse demeurait difficile. L’ombre de Starnone plane parfois plus par biais culturel que par données réelles.
Liberté littéraire : Enfin, il y a une question éthique. Ferrante a choisi de rester invisible. Est-il légitime de vouloir la contredire ? La littérature doit-elle vraiment être ramenée à l’identité civile de son auteur ?
Ces arguments rappellent qu’un mystère littéraire n’est pas seulement une énigme policière, mais aussi une affaire de sensibilité, de valeurs et de liberté artistique.
6. Le mystère comme moteur
Et si, au fond, le mystère était une part de la magie Ferrante ? Chaque tentative de révéler son identité ne fait que renforcer l’intérêt du public. L’absence de photographie officielle, l’anonymat obstiné, l’ombre maintenue avec rigueur : tout cela contribue à l’aura de ses livres.
Ferrante incarne ainsi l’idée que la littérature peut encore exister seule, à contre-courant de notre époque saturée d’images et de marketing. Ses héroïnes, Elena et Lila, brillent d’autant plus qu’elles ne sont pas éclipsées par la célébrité de leur créatrice. Le vide autour de Ferrante agit comme une caisse de résonance : le lecteur, privé de visage, investit plus intensément les personnages.
C’est peut-être cela, la grande leçon Ferrante : l’anonymat n’est pas un manque, mais une force. Un espace laissé aux lecteurs pour projeter leurs propres visages, leurs propres souvenirs, dans l’histoire.
7. Une tradition de pseudonymes
Ferrante n’est pas seule dans cette démarche. L’histoire littéraire regorge d’écrivains qui ont choisi le pseudonyme, l’anonymat ou la discrétion radicale. Les raisons varient — stratégie éditoriale, contraintes sociales, désir de jeu ou de liberté.
Romain Gary, qui publia sous le nom d’Émile Ajar et réussit l’exploit de remporter deux fois le prix Goncourt, avant que son secret ne soit révélé après sa mort.
George Eliot, pseudonyme de Mary Ann Evans, contrainte de masquer son genre pour être prise au sérieux dans l’Angleterre victorienne.
Thomas Pynchon, écrivain américain culte, refuse depuis plus de soixante ans toute apparition publique, malgré son immense succès.
On pourrait ajouter Fernando Pessoa, qui inventa toute une galerie d’"hétéronymes", chacun doté d’un style et d’une biographie propres, brouillant les frontières entre identité et fiction.
Le cas Ferrante s’inscrit dans cette tradition : rappeler que les livres peuvent exister sans la mise en avant de l’auteur visible, que l’anonymat peut être un outil littéraire, une stratégie créatrice, et non une fraude.
Conclusion
Alors, qui est Elena Ferrante ? Anita Raja, traductrice napolitaine devenue romaine ? Domenico Starnone, écrivain chevronné dont la plume aurait façonné la structure ? Ou bien un couple d’auteurs, un projet commun savamment dissimulé ? Peut-être, encore, une autre voix, que personne n’a songé à identifier ?
Trente ans après la publication de L’Amour harcelant, le secret n’est toujours pas percé. Et peut-être vaut-il mieux ainsi. Car l’anonymat volontaire de Ferrante nous offre une leçon rare : les livres n’ont pas besoin de visage pour être vrais, les mots n’ont pas besoin de corps pour frapper au cœur.
Ferrante, en refusant la célébrité, rappelle que la littérature peut être un espace de liberté absolue. Une œuvre qui résiste à la curiosité médiatique, qui échappe aux classifications biographiques, qui se donne entièrement au lecteur. C’est sans doute cette énigme qui la rend plus vivante encore.
Alain SUPPINI






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