LE SYNDROME DE L'IMPOSTEUR
- Alain SUPPINI
- 31 mai
- 7 min de lecture
Quand la réussite devient source de doute

Le paradoxe est saisissant, presque absurde: plus certaines personnes progressent dans leur carrière, leur formation ou leur vie sociale, plus elles sont prises d’un doute lancinant. Ce doute ne concerne pas tant leur avenir que leur légitimité présente. C’est une voix intérieure qui murmure, malgré les preuves tangibles de succès: "Tu ne mérites pas d’être ici. Tu trompes ton monde." Ce phénomène, bien que fréquent, est souvent tu, minimisé ou confondu avec un simple manque de confiance. Pourtant, il est à la fois plus subtil et plus corrosif. Ce sentiment de fraude, de ne jamais être à sa place, porte un nom: le syndrome de l’imposteur. Il agit comme un parasite mental, sapant l’estime de soi même chez ceux que l’extérieur perçoit comme brillants, légitimes, voire exemplaires. En parler, c’est déjà en affaiblir l’emprise.
Car tant qu’il reste dans l’ombre, ce sentiment agit avec d’autant plus de puissance. Il se niche dans les interstices de la réussite, se nourrit du silence, de l’isolement, de la peur d’être différent ou insuffisant. Il ronge la confiance, sabote les élans, inhibe les prises de risque. Il ne se manifeste pas toujours de manière spectaculaire, mais infiltre progressivement tous les pans de l’existence: la manière dont on prend la parole, dont on prend sa place, dont on rêve ou pas sa trajectoire.
Le syndrome de l’imposteur ne doit pas être considéré uniquement comme un problème personnel, une fragilité propre à une seule personne. Au contraire, il faut le reconnaître comme un phénomène social, nourri par des normes culturelles, des rapports de pouvoir et des injonctions collectives.
Une légitimité toujours en sursis
Le concept de syndrome de l’imposteur a été formulé pour la première fois en 1978 par deux psychologues américaines, Pauline Clance et Suzanne Imes, dans une étude consacrée à des femmes à haut niveau de réussite professionnelle et académique. Elles observaient que ces femmes, malgré leurs résultats impressionnants, exprimaient systématiquement l’idée qu’elles ne devaient leur réussite qu’à des facteurs extérieurs: la chance, le hasard, la bienveillance d’un supérieur. Elles vivaient dans la peur constante d’être "démasquées", révélées comme incompétentes, comme si elles avaient accédé à une place qui ne leur revenait pas vraiment. Depuis cette première étude, le terme a été étendu à des profils très divers, et il est aujourd’hui largement reconnu que ce sentiment touche aussi bien les hommes que les femmes, et qu’il est transversal à de nombreux milieux professionnels, éducatifs et culturels.
Mais ce qui est frappant, c’est la persistance de cette dissonance: même après plusieurs années de succès, même après des promotions, des reconnaissances publiques ou des diplômes prestigieux, les personnes concernées continuent de se sentir frauduleuses. La peur de l’exposition - d’être perçu comme une erreur de casting - les pousse souvent à en faire plus, à viser l’excellence non pour s’épanouir, mais pour compenser une illégitimité ressentie. Cela crée un déséquilibre intérieur constant, une tension qui transforme chaque succès en épreuve. Ce n’est pas tant la compétence qui est remise en cause, mais le droit d’exister dans un certain espace social. Et cette remise en question permanente n’est pas anodine: elle peut être destructrice à long terme, surtout lorsqu’elle est vécue dans le silence et l’isolement.
Un mécanisme psychologique enraciné
Le syndrome de l’imposteur ne surgit pas de nulle part. Il s’inscrit dans une trame psychologique souvent ancienne, modelée par l’enfance, les attentes sociales, les normes implicites et les expériences d’exclusion ou de marginalisation. L’un des traits récurrents chez les personnes concernées est le perfectionnisme. Elles se fixent des standards inaccessibles, parfois inhumains. Or, dans un monde où l’on attend d’être performant en permanence, tout écart devient source de culpabilité ou d’auto-dévalorisation. Ainsi, même les réussites franches ne suffisent pas à compenser ce sentiment d’insuffisance. L’objectif devient non pas de réussir, mais de ne jamais échouer - et dans ce cadre, la peur de l’échec devient paralysante.
Ce perfectionnisme est souvent nourri par un besoin profond de reconnaissance, parfois hérité d’un contexte familial exigeant, voire instable. Grandir dans un environnement où l’amour ou la valorisation dépendait de la performance peut ancrer durablement l’idée que rien n’est jamais suffisant. À cela s’ajoute l’attribution causale externe: les personnes touchées auront tendance à croire qu’elles doivent tout à des éléments extérieurs. Quand elles réussissent, ce n’est jamais parce qu’elles le méritent. Et quand elles échouent - même légèrement - c’est la preuve éclatante de leur incompétence. Ce biais cognitif peut se cristalliser en une structure mentale durable, difficile à déconstruire sans accompagnement ou prise de conscience.
Qui est touché et pourquoi?
Le syndrome de l’imposteur est universel dans ses mécanismes, mais il n’est pas équitablement réparti. S’il peut toucher tout le monde, il s’abat plus fréquemment - et plus intensément - sur ceux dont la place dans les sphères de pouvoir, de savoir ou de visibilité n’est pas historiquement assurée. Ainsi, les femmes, bien qu’ayant brisé de nombreux plafonds de verre, continuent à être surreprésentées dans les témoignages sur ce syndrome, notamment dans les secteurs hautement compétitifs ou masculins. Elles évoluent souvent dans des environnements où elles doivent prouver plus que leurs collègues masculins, et ce sur des critères implicites: leadership sans arrogance, compétence sans agressivité, ambition sans menace.
Les personnes racisées, ou issues de l’immigration, sont également plus vulnérables à ce ressenti, car elles doivent souvent surperformer pour obtenir une reconnaissance équivalente, tout en faisant face à des micro-agressions ou à des attentes stéréotypées. La pression de "bien représenter" leur communauté, ou de ne jamais échouer de peur de conforter des préjugés, peut être écrasante. Elle alimente le sentiment que la moindre erreur sera interprétée comme une incompétence généralisée. Il en va de même pour les personnes de minorités sexuelles ou de genre, qui, confrontées à des normes hétéronormées implicites dans les institutions, peuvent se sentir en permanence observées, jugées, ou simplement tolérées, mais pas vraiment intégrées. Chaque différence devient un risque de fragiliser sa position.
Les conséquences invisibles
Le syndrome de l’imposteur est loin d’être anodin. Il empoisonne la vie intérieure, ralentit les trajectoires, et peut mener à une forme de paralysie existentielle. Lorsqu’on doute continuellement de sa valeur, on évite de postuler à certains postes, de demander une augmentation, de s’exprimer en public. Par peur d’échouer ou d’être jugé, on préfère se taire, se retrancher, minimiser ses ambitions. Ce mécanisme d’auto-censure est d’autant plus cruel qu’il agit comme un frein invisible. Il n’y a pas de barrière extérieure explicite, mais une barrière mentale auto-renforcée. À cela s’ajoute un épuisement émotionnel: pour compenser le sentiment d’illégitimité, beaucoup se surinvestissent, travaillent plus, cherchent à prouver - sans fin - leur valeur. Ce cercle vicieux peut conduire à un burn-out, une dépression, ou un retrait progressif de toute ambition.
Cette dynamique a aussi des effets sociaux délétères. En inhibant les prises de parole et l’affirmation de soi, le syndrome de l’imposteur reproduit les inégalités qu’il prétend dénoncer. Les personnes les plus brillantes, mais aussi les plus sensibles, finissent par se faire oublier ou par renoncer à prendre la place qu’elles pourraient occuper. Et pendant ce temps, ceux qui ne doutent jamais d’eux-mêmes - y compris à tort - continuent à occuper les postes à responsabilité. Ainsi, le syndrome de l’imposteur n’est pas seulement un problème psychologique, il devient un problème politique. Il contribue à la perpétuation d’un ordre établi, où la parole, la confiance, la légitimité restent l’apanage de quelques-uns.
Des pistes pour résister
Il n’existe pas de remède miracle, mais des moyens d’action existent.
Le premier consiste à mettre des mots sur le ressenti. Savoir que ce que l’on vit porte un nom, qu’il a été étudié, documenté, partagé, permet de briser la solitude. Parler de son sentiment d’imposture avec des collègues, des proches ou des thérapeutes peut soulager et, surtout, dédramatiser. Cela permet aussi d’en prendre distance: on cesse de croire que ce malaise est une vérité absolue, et on commence à le reconnaître comme un discours intérieur parmi d’autres - un discours qu’on peut contester, recadrer, transformer.
La deuxième piste est la réappropriation de ses réussites. Cela passe par un travail de réévaluation de ses parcours: relire ses accomplissements, noter les efforts fournis, accepter les compliments sans les dissoudre dans le doute. Cela demande du temps, de la patience, et parfois un accompagnement professionnel. Il peut s’agir d’un coaching, d’une psychothérapie, ou même d’un groupe de parole. Le soutien collectif est un levier puissant, car il permet de mettre en lumière les mécanismes partagés.
Enfin, il est crucial de déplacer la responsabilité. Le syndrome de l’imposteur ne peut pas être seulement traité à l’échelle individuelle. Il appelle aussi à repenser nos environnements de travail, nos systèmes d’évaluation, nos normes de légitimité. Créer des espaces plus inclusifs, diversifiés, accueillants, c’est aussi permettre à chacun de se sentir légitime - non pas malgré sa différence, mais avec elle.
Conclusion: sortir de l’ombre
Le syndrome de l’imposteur est un mal invisible mais profondément structurant. Il affecte la façon dont on se voit, dont on interagit avec les autres, dont on envisage son avenir. Il ne se guérit pas d’un coup, mais il peut s’apprivoiser, se déconstruire, se désarmer. En acceptant d’en parler, de le montrer, de le nommer, on commence déjà à reprendre le pouvoir. C’est une forme de reconquête intime, mais aussi une forme de résistance culturelle. En refusant de se laisser définir par le doute, on refuse aussi les règles implicites qui régissent nos hiérarchies.
Et il faut se souvenir d’une chose essentielle: rien n’est plus légitime que d’avoir douté - et d’avoir continué quand même. Car ce que le syndrome de l’imposteur nous cache, c’est précisément ce qui fait notre force: une conscience aiguë, une exigence éthique, une attention aux autres. Ce n’est pas une faiblesse, c’est une lucidité. Et cette lucidité, une fois réconciliée avec la confiance, peut devenir un levier puissant de transformation, pour soi comme pour les autres.
"Notre peur la plus profonde n’est pas que nous ne soyons pas à la hauteur. Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au-delà de toute mesure."
Marianne Williamson
Alain SUPPINI
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