LA CHARGE MENTALE
- Alain SUPPINI
- 4 juil.
- 7 min de lecture
Penser pour tous, tout le temps
Épuisement sans bruit, surcharge invisible, engrenage mental. La charge mentale est un mot discret pour une réalité dévorante. Ce n’est ni un phénomène à la mode ni un simple caprice d’adultes débordés. C’est un mécanisme structurant, profondément social et genré, qui use ceux qui vivent pour les autres en oubliant de vivre pour eux-mêmes.

Le bruit de fond qui ne s’arrête jamais
"Penser à racheter des sacs-poubelle, prévoir un déguisement pour la fête de l’école, anticiper le menu du dîner, envoyer un message à la nounou, rappeler à mon compagnon qu’il faut prendre le rendez-vous chez le pédiatre…" Pour Amandine, 34 ans, mère de deux enfants et salariée dans un cabinet comptable, ce genre de liste ne se limite pas à une note dans un carnet. C’est une bande-son intérieure qui tourne en boucle, jour et nuit. "Même quand je suis assise sur le canapé, j’ai le cerveau en mode tableau Excel", dit-elle. "Et si j’oublie un truc, ce n’est pas grave pour le monde, mais ça me ronge."
Cette mécanique mentale a un nom: la charge mentale. Et elle n’est pas un mythe.
Ce qui rend la charge mentale si insidieuse, c’est sa constance. Elle ne se limite pas aux moments de crise ou aux grands événements: elle est là tout le temps. Au réveil, dans les transports, pendant une réunion, en pleine nuit. Elle s’immisce jusque dans les moments de silence, quand l’esprit pourrait se reposer mais reste en alerte. Anticiper, vérifier, se rappeler, ajuster - c’est une vigilance qui ne connaît pas de pause. Pour beaucoup, cette forme d'hyper-présence mentale devient la norme, ce qui renforce son invisibilité aux yeux des autres.
Cette vigilance permanente s’accompagne souvent d’un sentiment d’inachevé: la tâche accomplie n’est jamais vraiment finie tant qu’il en reste d’autres à prévoir. Ce que certains décrivent comme de l’organisation ou de la rigueur est, pour ceux qui en souffrent, une impossibilité à suspendre le fil des obligations mentales. Le moindre instant libre devient un espace à optimiser: au lieu de savourer, on planifie. Au lieu de respirer, on coche mentalement des cases. Cela mène à un état de suractivation cognitive chronique, où même le repos devient une tâche à organiser.
À cela s’ajoute la culpabilité: celle de ne pas faire assez, de ne pas être à la hauteur, de ne pas anticiper ce que l’autre aurait pu vouloir. Le mental ne se repose jamais, même lorsque le corps est au ralenti. Cela a des conséquences physiologiques: troubles du sommeil, tension nerveuse, irritabilité, migraines chroniques. Le corps finit par dire ce que l'esprit ne parvient plus à formuler: il y a surcharge. Et cette surcharge est d’autant plus pernicieuse qu’elle est silencieuse, socialement valorisée, parfois même perçue comme une preuve d’amour ou de sérieux.
Un concept venu du féminisme, né dans la sociologie
Le terme de "charge mentale" n’est pas nouveau. Il est d’abord apparu dans les années 1980 sous la plume de sociologues comme Danièle Kergoat, qui l’utilisent pour décrire la tension entre vie professionnelle et responsabilités domestiques dans la vie des femmes.
Mais c’est la dessinatrice féministe Emma qui, en 2017, a ancré la notion dans l’imaginaire collectif. Dans sa BD virale Fallait demander, elle illustre comment les femmes, même quand les hommes "aident", restent les chefs d’orchestre du quotidien. La différence? Faire une tâche n’est pas penser à tout ce qu’elle implique. Acheter du pain ne veut pas dire penser à ce qu’il faut racheter, vérifier les horaires de la boulangerie, se souvenir que le petit préfère la baguette pas trop cuite.
Emma résume cela ainsi :
"Le problème, ce n’est pas de faire. Le problème, c’est de devoir penser à tout. Tout le temps. Pour tout le monde."
Ce concept a depuis été repris, approfondi et analysé dans divers champs, des sciences sociales aux essais féministes. Il a permis de mettre en lumière une forme de travail invisible qui, jusque-là, n’était pas identifiée comme telle. Il ne s’agit pas simplement d’un malaise moderne, mais d’une répartition structurelle des rôles dans la sphère intime, économique et sociale. Penser pour autrui est devenu, pour certaines catégories de la population - majoritairement les femmes - une seconde nature, inculquée dès l’enfance sous forme de responsabilité, de souci de l’autre, de disponibilité permanente.
Cette intériorisation est également nourrie par des récits culturels puissants: la figure de la mère dévouée, de l'épouse organisatrice, de la collègue bienveillante. Ce sont des rôles valorisés, mais épuisants. Et plus encore, des rôles invisibles, rarement associés à une compétence ou une reconnaissance sociale. Ce que la charge mentale révèle, c’est que penser, planifier, anticiper sont des formes de travail - au même titre que l’exécution matérielle. Le mythe de la "femme naturellement organisée" masque une construction historique, sociale, intériorisée, qui rend difficile toute tentative de délestage.
Il devient alors crucial de déconstruire ces modèles: en montrant que la répartition des tâches mentales n’est pas naturelle mais construite, qu’elle peut être partagée, discutée, remise en cause. Car à force de croire que penser aux autres est un devoir silencieux, on oublie que chacun peut (et doit) apprendre à penser pour soi-même et à déléguer. La libération de la charge mentale commence par la reconnaissance de son existence, puis par un effort collectif d'équilibrage.
Ce que la charge mentale nous vole
La charge mentale agit comme une occupation continue de l’espace psychique. Elle rend difficile la détente, la concentration, la créativité. Elle peut provoquer une anxiété sourde, une culpabilité constante, une fatigue mentale qui n’a pas de cause médicale mais qui est bien réelle.
"On ne meurt pas de charge mentale, mais on peut s’éteindre à petit feu", explique la psychologue clinicienne Marie-Aude Bernard. "Elle provoque une fatigue chronique, un sentiment d’être inutilement surchargé, et parfois même une perte d’identité. Car penser pour les autres, tout le temps, empêche de penser pour soi."
Les personnes concernées décrivent souvent une impossibilité à lâcher prise, même dans les moments censés être reposants. Vacances, week-ends, soirées deviennent des zones grises où la charge mentale continue son œuvre, comme un logiciel qui ne peut pas se fermer.
Elle engendre également un repli sur soi: on se met à envier celles et ceux qui semblent réussir à déconnecter, à ne penser à rien. Cela nourrit un sentiment d’isolement, voire de honte: pourquoi suis-je la seule à être débordée? En réalité, ce vécu est massivement partagé, mais rarement exprimé. La charge mentale étant silencieuse, elle se vit souvent dans le secret, renforçant le cercle vicieux du surmenage émotionnel.
À long terme, cet épuisement constant peut déboucher sur des formes d’auto-effacement, où l’on sacrifie ses envies, ses projets personnels, son bien-être émotionnel pour assurer la continuité du quotidien des autres. Ce qui était initialement un souci de l’autre devient un oubli de soi. Et cet oubli est d’autant plus dangereux qu’il est lent, progressif, difficilement mesurable. Il s’installe comme une norme, une fatalité qu’on n’ose même plus contester.
La charge mentale vole aussi la joie du présent: elle nous projette sans cesse vers l’instant d’après, nous condamnant à vivre dans l’anticipation permanente. Le moment vécu devient un prétexte à organiser ce qui suit. Et même les activités censées être ludiques - une sortie en famille, un repas entre amis - deviennent des sources de planification et donc, de stress. Cela finit par altérer le rapport à la spontanéité, à la surprise, à l’imprévu. Or, ce sont justement ces interstices qui permettent à l’être humain de se sentir vivant.
Pourquoi touche-t-elle (presque) toujours les mêmes?
Dans les couples hétérosexuels, malgré une progression de l’égalité apparente, les enquêtes montrent que la gestion du foyer repose toujours très majoritairement sur les femmes. Selon une étude de l’INSEE en 2023, les femmes consacrent en moyenne 3h26 par jour aux tâches domestiques contre 2h pour les hommes. Mais cette différence s’aggrave si l’on inclut la planification, l’organisation, l’anticipation, autrement dit, la charge mentale invisible.
Pourquoi? Parce que le rôle de la femme organisatrice, maternante, attentionnée a été socialement valorisé - voire imposé. On attend d’elle qu’elle pense aux autres, qu’elle sache ce dont les enfants ou le conjoint ont besoin, qu’elle prenne soin de l’environnement domestique sans qu’on ait à lui demander. À cela s’ajoute un mécanisme insidieux: plus une personne devient compétente en organisation, plus elle devient indispensable. Et plus elle devient indispensable, moins elle peut se permettre de s’effacer.
Ce modèle est encore renforcé par l’éducation genrée, la publicité, les récits médiatiques. On apprend aux petites filles à être prévoyantes, polies, attentives; on attend des femmes adultes qu’elles soient multitâches, disponibles, efficaces. Ainsi, la charge mentale est souvent intériorisée comme une qualité morale, une preuve d’amour, un réflexe de soin. Cela rend sa remise en question d’autant plus difficile, car la critiquer revient parfois à remettre en cause sa propre valeur ou son identité.
La charge mentale touche aussi les femmes issues des classes populaires ou racisées de manière exacerbée, car elles cumulent charge domestique, précarité économique et invisibilisation sociale. Dans ces contextes, le moindre dysfonctionnement peut avoir des conséquences immédiates: absence d’aide, surcharge familiale, pression professionnelle. Le soin devient une question de survie, pas un luxe organisationnel. C’est là que la dimension politique de la charge mentale prend tout son sens: ce n’est plus un problème individuel, mais une injustice systémique.
La solution n’est donc pas individuelle, mais collective. Elle passe par une meilleure répartition des tâches, mais aussi par une revalorisation du travail invisible. Il faut apprendre à partager la charge, à rendre visibles les pensées qui précèdent les actions, à reconnaître l’effort mental comme un effort réel. La libération de la charge mentale suppose un changement de culture, où chacun, quel que soit son genre, apprend à porter sa part du poids invisible du quotidien.
Conclusion: pour une écologie de l’esprit
La charge mentale est le symptôme d’un déséquilibre social profond, mais aussi une invitation à repenser nos manières d’habiter le quotidien. Elle nous rappelle que penser pour autrui n’est pas neutre, que cela demande de l’énergie, du temps, de l’attention. Et que ce travail invisible mérite reconnaissance, partage et rééquilibrage.
Il est urgent de créer des espaces de parole, de réajuster les attentes, d'enseigner dès l’enfance que la planification du quotidien n’est pas l’apanage d’un genre, d’un rôle ou d’une figure maternelle éternelle. Chacun peut apprendre à penser pour soi et pour les autres, à condition que cette compétence ne soit pas exploitée mais valorisée, encadrée, redistribuée.
Comme le dit si bien la philosophe Geneviève Fraisse:
"L’égalité, ce n’est pas l’indifférence. C’est la reconnaissance des différences, et le partage des responsabilités."
C’est à ce prix que nous pourrons inventer une écologie de l’esprit, où l’on respire enfin à pleins poumons, sans que chaque inspiration ne soit une case à cocher dans une liste mentale infinie.
Alain SUPPINI
Le lot des femmes, effectivement. Nous sommes polyvalentes, multitâches, hyper organisées, nous avons un super carnets d'adresses, des plans B, C, D etc, selon si les enfants sont malades ou pas. Nous gérons plusieurs plannings. Bref, c'est un job d'assistance polyvalente ! (Bénévole, bien entendu 😉 )
Merci Alain.
Bon week-end.