Alain SUPPINI
PARTAGER LA DOULEUR DE L'AUTRE
DE LA RÉANIMATION À L'UNITÉ DE SOINS PALLIATIFS
Lorsque l'autre souffre, pour lui témoigner de l'empathie et alléger sa douleur, il faut non seulement ressentir la souffrance de l'autre, mais aussi se la représenter par un travail d'imagination, pour ensuite partager tous ces sentiments en y apportant ses propres expériences.

Pour éprouver de l'empathie pour quelqu'un qui souffre, il faut pas moins de 3 conditions: premièrement, il faut ressentir la douleur de l'autre, ensuite il faut se la représenter, enfin il faut lui témoigner de l'affect.
L'histoire du terme "empathie" (traduit du mot allemand Einfühlung, qui signifie "ressentir dans", ce que l'on éprouve) a véritablement été introduit il y a plus de 100 ans par le psychologue américain Edward Titchener [1].
Les 3 conditions qui président au partage de la douleur de l'autre répondent au "modèle tripartite" de l'empathie [2]: la subjectivité, l'objectivité et l'interpersonnalité:
- Ressentir la souffrance de l'autre est souvent le plus simple, car c'est la notion la plus superficielle: elle fait en effet appel à des mécanismes d'imitation, de sensibilité, voire de simple sensiblerie. Lorsque l'autre exprime ouvertement ses émotions par des gestes, des expressions du visage, ou encore des pleurs, nous sommes instinctivement conduits à imiter ces gestes.
- Se représenter la douleur d'autrui est déjà plus profond, car faisant appel à un travail d'imagination, ce qui n'est déjà pas évident pour tout le monde. Après avoir imité l'autre, nous sommes conduits à éprouver les émotions de l'autre, c'est ce que l'on nomme la ressemblance psychologique [3].
- Enfin, témoigner de l'affect nécessite d'être capable de plonger dans son propre vécu, pour au final délivrer à l'autre le message empathique qui le soulagera.
Dès 2004 [4], grâce aux images d'IRM fonctionnelle (IRMf), le neurologue Christian Keysers constate qu'une stimulation tactile active exactement les mêmes zones cérébrales (celles impliquées dans les sensations corporelles) que la simple vision de la même stimulation infligée à un autre individu. En d'autres termes, être touché ou voir l'autre être touché, stimule les mêmes structures du cerveau.
Pour ce qui concerne la douleur physique [5], il en va exactement de même, que la souffrance soit la notre, ou que nous voyons quelqu'un d'autre souffrir: les mêmes régions sont pareillement activées.
Ces concepts d'empathie tactile ou douloureuse sont regroupés sous le terme de synesthésie visuo-tactile [6], et nombreux sont les scientifiques qui pensent que les "activations partagées" sont la raison pour laquelle nous ressentons de l'empathie pour les personnes qui souffrent et pourquoi nous sommes déterminés à les aider.
A l'inverse, les criminels condamnés présentant des traits psychopathiques ont moins d'activation dans ces zones du cerveau lorsqu'ils sont témoins de la douleur de quelqu'un. Ils montrent également moins d'empathie et ne tiennent pas compte des besoins des autres. Cela suggère qu'un manque de ces activations partagées dans les zones cérébrales concernées pourrait entraîner une absence d'empathie, voire une véritable sociopathie.
Enfin, l'empathie ne doit pas être confondue avec 2 autres phénomènes très proches: la sympathie, qui nécessite une proximité affective avec l'autre dont on va naturellement rechercher le mieux-être, et la "contagion émotionnelle", dans laquelle on va ressentir le même état affectif que l'autre personne, mais sans pour autant le comprendre.
Si on l'applique à la douleur, on retrouve les mêmes distinctions. L'exemple de la vaccination d'enfants est souvent citée: une jeune infirmière expérimentée pratique un vaccin sur un nourrisson; celui-ci hurle sous la douleur de l'injection.
- l'infirmière, bien qu'étant mère d'un nourrisson elle-même, ne partage pas la douleur de son "patient": pour ne pas compromettre l'efficacité de son geste, elle agit en professionnelle et, bien que comprenant parfaitement la douleur ressentie par le bébé, n'entre pas dans une relation interpersonnelle.
- le petit frère du nourrisson assiste à la vaccination qui va lui être également pratiquée, et devient anxieux par anticipation: il s'agit là d'une contagion émotionnelle, l'enfant imagine ce que sera la douleur de l'aiguille, sans pour autant s'inquiéter de la douleur de son petit frère.
- la mère, quant à elle, souffre non pas de sa future vaccination, mais de la douleur de ses enfants: à la différence du grand frère, elle se représente mentalement la douleur du nourrisson et en éprouve une douleur empathique. C'est ainsi qu'elle pourra, par exemple, prendre le bébé dans ses bras pour le consoler, ou rassurer le grand frère par des paroles et des gestes bienveillants: on voit ici qu'à l'empathie réelle de la maman, se mêle aussi l'élément sympathie dont nous parlions plus haut.
On le voit, l'empathie est un phénomène très complexe et loin d'être univoque. Elle dépend même du sexe de la personne concernée: en 2006, la psychologue Tania Singer et son équipe publient un article [7] dans lequel ils explorent par IRM fonctionnelle (IRMf), la composante affective des cerveaux d'individus des 2 sexes. 16 hommes et 16 femmes volontaires jouent à un jeu d'argent avec d'autres joueurs, dont certains sont honnêtes et d'autres non. Puis on informe les participants que leurs partenaires de jeu sont soumis à une stimulation douloureuse électrique appliquée sur le dos de la main.
L'IRMf révèle une activité dans la zone cérébrale de la composante affective, de manière identique pour les 2 sexes, lorsque leurs partenaires de jeu ont été honnêtes. Par contre, lorsqu’ils ont triché, seules les femmes activent cette même zone cérébrale, alors que les hommes non; plus encore, les hommes activent des zones cérébrales liées à la récompense, corrélées à un désir exprimé de vengeance. La réponse empathique des hommes est donc totalement façonnée par le comportement social des autres, ce qui n'est pas le cas des femmes qui restent empathiques malgré la tricherie.
Alors, faut-il partager la douleur des autres?
Prenons pour cela 2 exemples qui me sont familiers: un service de réanimation et une unité de soins palliatifs. Nous verrons que le rapport à la souffrance y est différent.
Une équipe de réanimation du CHU de Dijon a réalisé une étude [8] dans laquelle 60 participants (35 infirmières, 21 aide-soignantes et 4 médecins) étaient interrogés durant 1h30 par 2 psychologues cliniciens et un soignant extérieur au service.
L'un des 3 items visés par l'étude a été le vécu des soignants par rapport aux situations les plus pénibles, ainsi que le mode d'ajustement psychologique qui était apporté.
Les situations les plus pénibles relevaient majoritairement du rapport aux décès des patients, mais plus particulièrement de l’investissement émotionnel et relationnel auprès de leur famille.
Venait ensuite le décès des personnes jeunes, vécu avec un fort sentiment d’injustice et de désespoir.
De même, les décès étaient particulièrement difficiles à supporter lorsque le soignant s’était investi dans la relation de longue durée avec le malade et/ou sa famille. Plus le processus d'identification était important chez le soignant, plus ce fort investissement affectif engendrait des difficultés de distanciation et de neutralité dans le travail.
Concernant les accompagnants, c'est la souffrance des familles et la propre impuissance du soignant à les soulager, qui suscitait les réactions les plus pénibles.
Les situations d'acharnement thérapeutique provoquait également chez les soignants, un malaise important, en particulier quand il semblait exister des désaccords au sein de l’équipe. Ces situations pouvait engendrer un vécu difficile, lié à la définition même du soin pour le soignant: "on accepte de faire mal aux gens parce que l’on pense qu’il y a un bénéfice; quand il n’y a plus de bénéfice, on perd la motivation; quand il y a des gens qui se délabrent, dont on sait pertinemment que cela va mal se passer et que l'on continue à leur faire des prises de sang et à leur faire mal, ça c’est pénible!"
Par rapport à ces situations, les soignants adoptaient différentes stratégies d’ajustement et de défense leur permettant de mieux vivre ces expériences:
- la nécessité de parler et de partager avec les collègues était quasi-constante
- s’investir dans d’autres activités, sport, lecture, ou autres passions, apparaissait aussi comme très important
- le fait d’oublier ou de faire le vide était également très utile: "j’oublie beaucoup, ou j’essaie de penser à autre chose autre, à mes enfants, comme cela, ça passe vite et après on retourne au front!"
- d’autres soignants avaient davantage recours à la rationalisation et à l’intellectualisation: "la souffrance humaine, il y en a partout, il y en aura toujours; ce n’est pas en la portant sur mes épaules que je réussirai à faire avancer les choses; j’essaie seulement de m’occuper au mieux des patients"
- d’autres, enfin, exprimaient leur besoin d’agir lors de situations complexes et d’être au contact des familles.
L'autre étude [9] a été menée auprès de 21 infirmières d'unités de soins palliatifs, ayant travaillé au moins 3 ans dans ce type d'unité.
Elles ont partagé, durant un entretien de 60 à 90 min, leurs expériences de soins bienveillants auprès de patients et de leurs proches dans le parcours palliatif.
Ce parcours était divisé en 3 phases différentes, selon la classification de Talberg [10]:
- la première phase correspond aux premiers jours suivant le diagnostic d'une maladie incurable
- la deuxième est la partie intermédiaire de la maladie
- et la troisième phase, également appelée phase terminale, constitue les dernières semaines et jours avant la mort.
Trois thèmes ont été identifiés par les infirmières:
- l'information et le dialogue dans la première phase
- la création d'un espace pour mourir
- et l'acceptation de la mort par les proches.
1- L'information et le dialogue:
Ils concernaient plutôt la 1ère phase du parcours palliatif, avec l'établissement de la confiance, de la connaissance et de bonnes relations; les infirmières souhaitaient que les aidants familiaux soient considérés comme faisant partie de l'équipe autour du patient.
La planification des soins, en accord avec les valeurs, les objectifs et les préférences des patients et des aidants, était fondamentale pour donner un sentiment de sécurité et préparer aux défis futurs.
2- La création d'un espace pour mourir:
Elle concernait la phase 2 du parcours palliatif, avec l'instauration de soins de santé primaires pour les mourants, à domicile comme en maison de retraite; ceci justifiait la présence d'installations et une philosophie qui environnent le patient et les aidants d'une véritable "culture de compassion".
Cette compassion ne concernait pas seulement les réponses individuelles, mais plutôt la façon dont les différents praticiens étaient capables de s'accorder dans cette phase.
En effet, les conflits familiaux durant les étapes de l'acceptation de la mort, de même que le fait d'écarter la famille des prises de décision, étaient des obstacles majeurs à la création de soins bienveillants. Les soignants, en jouant un véritable rôle de ciment, de liant, entre tous les acteurs, était ici primordial.
3- L'acceptation de la mort par les proches aidants:
Elle concernait essentiellement la phase 3 du parcours palliatif.
Le manque de collaboration interdisciplinaire, en particulier le fait que les médecins ne prescrivent pas suffisamment d'analgésiques, s’avérait être un problème majeur.
Pourtant, les recommandations internationales [11] sont très claires sur l'importance du confort physique et du soulagement des douleurs des patients.
Ici aussi, les infirmières constataient qu'elles jouaient un rôle crucial pour s'assurer que le patient recevait un soulagement efficace de sa douleur.
Au final, nous voyons clairement que le rapport à la douleur, à la souffrance de l'autre, n'est absolument pas univoque: il va du simple mimétisme (mécanisme automatique d'imitation), à la compassion la plus profonde, capable de nous affecter aussi profondément que l'autre, en passant par l'empathie (qui elle-même obéit à une palette de sentiments très variés et complexes)
En réanimation, le rapport à la fin de vie comporte un aspect paradoxal: en effet, la question n'y est pas celle de la mort, mais celle de la restauration de la vie!
Le taux de décès varie bien entendu d'une réanimation à l'autre selon le type de patients, mais en moyenne, il est de 20 à 25%.
D'autre part, les patients qui meurent sont souvent d'emblée les plus graves: ils sont sous sédation, voire anesthésiés, intubés et ventilés artificiellement, parfois dès leur entrée en réanimation.
De fait, la relation des soignants vis-à-vis du patient moribond est d'abord et avant tout "technique" et la gestion de la souffrance se reporte rapidement sur les accompagnants, ce d'autant plus que les horaires de visite sont limités.
En soins palliatifs, par définition, le taux de décès est de 100%.
La gestion de la douleur du patient, morale et physique, est omniprésente jusqu'à la phase terminale, à la différence de la réanimation.
De même, la souffrance des proches se fait sur un mode plus compassionnel, l'éveil du patient le rendant plus accessible au ressenti de son entourage, qui lui, est beaucoup plus présent à son chevet.
L'interaction soignant-patient-famille reste donc identique tout au long du parcours palliatif, jusqu'à l'ultime phase où le patient est plongé dans l'inconscience.
En conclusion, la frontière entre empathie, bienveillance, ou compassion est ténue, le passage de l'une à l'autre pouvant se faire de manière inconsciente. Pourtant, les conséquences pour soi-même sont très différentes en terme de charge mentale, pouvant parfois occasionner des dégâts importants au niveau émotionnel et psychique. Mais ceci est une autre histoire, et si vous le voulez bien, nous en reparlerons dans un autre article.
Alain SUPPINI