LE DÉSIR INNÉ D'ENTRAIDE DISPARAÎT AVEC LA PRIVATION DE SOMMEIL.
L'altruisme est l'une des plus belles qualités de l'être humain et existe depuis l'apparition même de l'Homme sur terre [1]. L'entraide est la force qui a présidé à la construction et au maintien par les individus de nos civilisations.
Pour autant, les motivations de l'humain à s'entraider dépendent de facteurs souvent très différents: les parents ont tendance à aider leurs enfants de manière naturelle, certains groupes sont plus individualistes alors que d'autres développent à l'extrême la vie en collectivité, les habitants des grandes villes ont moins tendance à aider les autres que ceux des petit villages...Mais surtout, un individu peut posséder une empathie naturelle ou au contraire, en être totalement dépourvu.
Pourquoi ces différences?
Eh bien, la prise de décision qui consiste à aider les autres, "l'aide prosociale", implique des zones du cerveau aujourd’hui bien identifiées, connues sous le nom de "réseau de cognition sociale" [2]. Ce sont ces régions cérébrales qui sont activées lorsque l'on se représente les besoins des autres, de même que lorsque l'on fait le choix de les aider ou non. Mieux encore, lorsque ces zones du cerveau sont lésées, on assiste à une perte d'empathie et de compassion, pouvant au pire déboucher sur une véritable "sociopathie acquise" [3].
Mais se pourrait-il, que même en l'absence de ces lésions, le sommeil joue un rôle dans le fait que les êtres s'entraident ou non?
On sait tous que la privation de sommeil a de graves conséquences sur la santé: elle est ainsi associée aux maladies cardiovasculaires, à l'obésité, au diabète et même à des maladies mentales (schizophrénie, psychose, démence, dépression, manies...), sans parler bien sûr des multiples risques liés à la somnolence au travail ou sur la route.
Mais qu'en est-il de l'impact sur nos relations sociales?
Une grande étude [4] menée une équipe de chercheurs de l'université de Berkeley en Californie, a révélé que la perte d'une seule heure de repos affaiblissait le désir d'aider les autres, qu'il s'agisse d'amis proches, ou même de parents. Et ceci correspond à la baisse d'activité des zones du cerveau qui sont celles qui favorisent le rapprochement social.
L'étude 1 a impliqué 24 volontaires adultes sains, qui ont bénéficié chacun d'une nuit de repos correct et d'une privation de 24 heures de sommeil.
Chaque participant a été invité à remplir un "questionnaire sur l'altruisme auto-déclaré", afin de juger de leur volonté d'aider les autres: ils ont répondu à différents scénarios sociaux, allant globalement de "je cesserais d'aider" à "je les ignorerais".
Une tâche de cognition sociale a aussi été réalisée en même temps qu'était pratiquée une IRM fonctionnelle (IRMf)
L'étude 2 a évalué 136 individus ayant rempli le même questionnaire d'entraide, ainsi qu'un journal de bord pour y consigner la durée et la qualité de leur sommeil, ceci pendant 4 jours consécutifs dans des conditions de vie libre.
Enfin, l'étude 3 a évalué à grande échelle, le comportement de donateurs réguliers, lors du passage à l'heure d'été: plus de 3 millions de dons caritatifs sur 15 années consécutives ont ainsi été étudiés.
Conformément à ce qui était attendu, les participants des 2 premières études ont démontré une baisse significative du désir d'aider les autres lorsqu'ils étaient privés de sommeil.
Parallèlement, L'IRMf a montré que l'activité dans le "réseau de cognition sociale" était significativement réduite après la privation de sommeil.
Ce qui est remarquable, c'est que l'impact négatif du manque de sommeil sur l'acte d'aider, n'est absolument pas lié aux changements d'humeur, au désir ou non de faire des efforts, à l'empathie individuelle, ou même à la personne qui est en face, parent, ami ou étranger.
Le Professeur Walker, instigateur principal de l'étude, déclare: "un manque de sommeil a nui à la volonté d'aider les autres, qu'on leur demande ou non d'aider des étrangers ou des parents proches. C'est-à-dire que la perte de sommeil déclenche un comportement asocial et anti-aidant d'un impact large et aveugle".
Pour ce qui concerne l'étude 3, la transition vers l'heure d'été était associée à une baisse significative de la décision altruiste de faire des dons, par rapport aux semaines précédentes. L'ampleur de l'effet du sommeil a représenté une réduction de 10% des montants des dons.
Ceci s'explique par deux phénomènes démontrés dans de nombreux articles [5][6][7][8]: le passage à l'heure d'été s'accompagne d'une réduction de la quantité de sommeil de 40 à 60 minutes, mais également d'une baisse de 10% de la qualité du repos, en raison d'une fragmentation accrue du sommeil.
Au final, le Pr Walker déclare: "nous avons découvert que la perte de sommeil agit comme un déclencheur de comportement asocial, réduisant le désir inné des humains de s'entraider. D'une certaine manière, moins vous dormez, moins vous devenez social et altruiste."
L’inverse est-il vrai?
L'étude établit, de manière inédite, la perte de sommeil comme un facteur dégradant les interactions sociales.
A l'inverse, elle souligne que le sommeil est une variable parfaitement modifiable: en l'améliorant le sommeil, en quantité comme en qualité, la capacité de l'individu à aider les autres augmente de nouveau.
Selon le Pr Walker, "la note positive qui ressort de toutes ces études est qu'une fois que le sommeil est adéquat et suffisant, le désir d'aider les autres est restauré. Mais il est important de noter que ce n'est pas seulement la durée du sommeil qui est pertinente pour aider. Nous avons constaté que le facteur le plus pertinent était en fait la qualité du sommeil, au-delà de la quantité de sommeil".
Cela contraste avec des caractéristiques individuelles plus fixes, telles que des traits de personnalité, ou au contraire plus collectives, comme les modes de vie, qui sont souvent plus difficiles voire impossibles à modifier pour restaurer un comportement prosocial.
Agir sur le sommeil est en effet un objectif beaucoup plus réaliste: les interventions ou les politiques qui aident l'individu, sa communauté, voire sa société à obtenir un sommeil suffisant peuvent amener les êtres humains à plus d'entraide.
En conclusion, le professeur Russell Foster de l'Université d'Oxford déclare [9]: "Il s'agit de la première étude à montrer sans ambiguïté que la perte de sommeil peut réduire la tendance des individus à s'entraider. Ces résultats ont des implications majeures à tous les niveaux de la société, mais en particulier pour nos équipes de nuit et nos personnels de première ligne. Les médecins, les infirmières et les policiers sont souvent chroniquement fatigués, et les résultats suggèrent que leur capacité à aider dans des circonstances difficiles et exigeantes peut être compromise."
"Le service aux autres est le loyer que vous payez pour votre chambre ici sur terre." (Mohamed Ali)
Alain SUPPINI
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